DECLARATION DU DIRECTEUR DU CENTRE ANALYTIQUE YOURI LEVADA
Le Centre Levada a reçu à partir du 5 au soir, tout au long des journées du 6 et 7 septembre, des centaines d’appels téléphoniques et de lettres de la part de journalistes et de chercheurs inquiets pour l’avenir du Centre-Levada et voulant des éclaircissements sur la situation qui s’était créée autour de notre organisation, et aussi de la part de tous ceux qui voulaient exprimer leur solidarité avec nous. Etant dans l’impossibilité de répondre personnellement à tous ceux qui voudraient recevoir cette information, je suis amené à faire la déclaration suivante.
Le Ministère de la Justice a procédé à une inspection hors planning des documents attestant des activités du Centre Levada au cours des deux ans et demi écoulés depuis le contrôle précédent, en février 2014. A partir des résultats de ce contrôle, le Ministère de la Justice, sans attendre les objections que nous pouvions présenter en conformité avec la procédure prévue pour ce type de contrôle, a déclaré, dès le 5 septembre au soir, que le Centre Levada était enregistrée parmi les organisations remplissant les fonctions «d’agents de l’étranger». Ainsi, la campagne de calomnies lancée contre notre organisation a trouvé une justification juridique formelle. Le contrôle a été initié à la suite de plusieurs appels adressées au Ministère de la Justice par D. V. Sabline, membre du Conseil de la Fédération de la Fédération de Russie, un des dirigeants du mouvement «Antimaïdan», accusé publiquement à nombreuses reprises de corruption, machinations, plagiat et autres abus du même genre. Tout odieux qu’il soit, ce personnage n’est que le porte-parole de groupes qui ont monopolisé les thèmes du patriotisme et de la sécurité nationale et qui, sous le couvert de cet étendard, exigent une redistribution des ressources étatiques et l’immunité juridique.
La situation qui s’est créée rend notre position extrêmement difficile. Je ne parle même pas de la réduction des moyens de financer nos travaux. Le fait de se voir apposer le sceau infamant «d’agent de l’étranger» qui dans notre pays ne peut être compris autrement que comme un synonyme d’espion et de saboteur, bloque la possibilité de mener des sondages de masse et tout autre type d’enquête. La peur qui vient de l’époque soviétique paralyse les gens, surtout ceux qui sont liés aux structures étatiques (enseignement, médecine, administration, etc.). Nous avons appris que dans une série de régions, on a interdit aux collaborateurs d’organismes étatiques d’avoir des contacts avec des représentants d’organisations étiquetées «agents de l’étranger».
Nous avons l’intention, dans les prochains, jours, après avoir consulté nos avocats, de contester devant la justice le résultat du contrôle.
Selon de nombreux médias, le Ministère de la Justice aurait «découvert des sources étrangères de financement» du Centre Levada, alors que ces sources n’ont jamais été secrètes puisque des comptes rendus financiers ont été régulièrement adressés aux organismes de contrôle correspondants et au service des impôts. C’est d’ailleurs relevé dans «l’Acte de contrôle»:«…il a été établi que les documents contenant les informations sur son activité, sur la composition de ces organismes dirigeants ainsi que les documents sur l’emploi des moyens financiers et l’utilisation faite des autres biens, y compris ceux reçus de la part d’organisations internationales et d’organisations étrangères, ont été présentés par l’Organisation [le Centre Levada] chaque année à l’organisme compétent (…). Au cours du contrôle de l’Organisation aucun signe d’une activité extrémiste n’a été relevé» (page 5).
Les tentatives qui avaient été entreprises dès 2002-2003, de mettre sous contrôle le collectif de chercheurs du V.Ts.I.O.M, dirigé par Youri Levada, avaient conduit, à l’époque, à la création de L’ANO (Organisation autonome non-commerciale) «Centre analytique Youri Levada».
L’Institut des recherches stratégiques de Russie (RISI) a présenté, dans ses publications, un programme explicite d’anéantissement des organisations de recherche indépendantes ou universitaires. Ainsi, il a énuméré, dans son rapport intitulé «Les Méthodes et les technologies utilisées par les centres de recherche étrangers ou russes, ainsi que des structures de recherche et d’établissements d’enseignement supérieur, recevant des financements de sources étrangères» (février 2014), toute une série d’instituts indépendants et étatiques qui «recevaient des financements de sources étrangères et menant une activité idéologique ou propagandiste en Russie. On y trouve, à côté de l’Association des sciences politiques de Russie, du Centre des recherches en sciences politiques de Russie, de l’Association des recherches internationales de Russie (RAMI), de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie, de l’Ecole économique de Russie, etc., l’ANO Centre Levada. On lui attribuait «d’avoir pour but une collecte d’informations pour mettre au point les méthodes et les instruments nécessaires pour influer sur la situation politique et sociale dans le pays, ainsi que pour transmettre au Département d’Etat des Etats-Unis (…) une base de données sur les militants de l’opposition dans les régions, contenant toutes les informations nécessaires pour pouvoir ensuite créer un «groupe d’activistes oppositionnels» et «influer sur les processus politiques et sur l’opinion publique grâce à une manipulation des significations lors des sondages d’opinion, grâce à la manipulation des résultats en augmentant ou en diminuant les données obtenues, grâce à la mise en avant des points avantageux au cours des conférences et des tables rondes, grâce à une présence active dans les médias». Le Centre Levada était présenté comme «un mécanisme de collecte et d’analyse d’informations sociologiques ayant pour but de manipuler l’opinion publique et influer sur l’appareil étatique et les institutions politiques».
Toutes ces affirmations peuvent sembler au prime abord le délire de marginaux de la société ou des manifestations de la paranoïa d’agents des services secrets à la retraite. Mais, en fait, on trouve derrière cette nouvelle vague d’espionnite, qui reproduit les pires pratiques totalitaires dans divers pays, les intérêts cyniques et froids du pouvoir voulant assurer ses droits de propriété et le contrôle idéologique.
Ce qui est inacceptable, c’est la présomption de culpabilité dans la collaboration de chercheurs et d’activistes d’associations indépendantes de Russie avec des organisations et des chercheurs étrangers. Elle serait antipatriotique et hostile à notre pays.
Les contrôles généraux ou sur des points particuliers, effectués en 2003 et 2014 selon les mêmes critères formulés dans des documents semblables, ayant établi l’existence de financements étrangers dans certains projets, ont prescrit de renoncer aux subventions étrangères.
Le Centre Levada fut contraint à renoncer aux subventions accordées par des fondations étrangères pour mener des recherches sociologiques, il dut également renoncer à participer à des projets internationaux en collaboration avec des universités, des fondations, etc., il cessa d’exécuter, sur la base d’accords commerciaux, des commandes pour des enquêtes d’opinion, importantes pour la société, de marketing, des enquêtes culturelles, etc. Les amendements apportés, en 2016, à la loi sur les organisations non-commerciales et l’activité politique, tout comme d’autres lois et décrets récents, ouvrent la voie à un arbitraire total de la part de l’administration, dans la mesure où les notions «d’activité politique» et «financement étranger» ne sont pas précisées, en toute connaissance de cause, dans la loi, et donc peuvent être utilisées pour des mesures répressives, décidées arbitrairement, à l’encontre d’organisations qui sont jugées indésirables par des groupes influents proches du pouvoir. Dorénavant, on entend par «financement étranger», toute arrivée de moyens financiers provenant de l’étranger, même s’il s’agit du financement d’activités scientifiques, culturelles, humanitaires par des fondations russes, au cas où elles sont domiciliées à l’étranger. Sont jugées criminelles aujourd’hui les entrées financières de l’étranger même s’il s’agit de la rémunération d’une activité purement commerciale.
Les conséquences réelles de ces pratiques du Ministère de la Justice et d’autres administrations consistent en un rétrécissement brutal, avant un arrêt complet, des liens scientifiques des chercheurs russes avec la communauté scientifique mondiale, l’impossibilité, désormais, de profiter de l’expérience mondiale, si importante pour la Russie, d’acquérir les méthodes, méthodologies, les normes informelles et les règles du travail scientifique. Il ne faut pas croire que cette menace ne pèse que sur la sociologie (qui est le domaine, au sein des sciences humaines et sociales, demandant les financements les plus importants). Quand on en aura fini avec la sociologie, on s’attaquera à l’histoire, à l’économie, à la génétique, à la physique et à d’autres sciences, comme ce fut le cas à l’époque de Staline. Le Centre Levada, porte, dans le registre des agents de l’étranger, le numéro 141; demain nous aurons des centaines, des milliers d’organisations-agents de l’influence étrangère. Les conséquences de l’avènement de cette phase de réaction sociale feront sentir durant les deux ou trois prochaines générations.
Pour notre pays, qui a été coupé durant des décennies du développement des sciences sociales contemporaines, et vivait dans les conditions d’une province reculée sur le plan intellectuel, tout cela signifie que la science y a pour perspective de conserver son archaïsme et de continuer à se dégrader. Au cas où on ne le comprendra pas, notre pays sera menacé non seulement d’isolationnisme et d’une diminution de son capital social et humain, il sera menacé de devenir une réserve d’une population pauvre et agressive, trouvant une consolation dans l’illusion de sa supériorité nationale et de sa nature exceptionnelle. Comme disait l’auteur étranger d’une lettre que j’ai reçue hier, «triste est l’avenir d’un pays qui ne veut rien savoir sur soi». Cette politique de dénigrement et d’anéantissement de tout ce qu’il y a de meilleur dans notre société civile en Russie ne se contente pas de déshonorer notre pays, mais, ce qui est bien plus grave, elle conduit à l’étouffement de ses sources de développement, à la stagnation, et donc, inexorablement, à une dégradation morale, intellectuelle et sociale, à l’apathie, à la décomposition de l’Etat et de la société.
Nous sommes fiers d’avoir la possibilité de collaborer avec des partenaires étrangers; ce n’est pas un motif pour jeter sur nous le discrédit en tant qu’agents de l’étranger, mais, tout au contraire, c’est le témoignage de nos qualités professionnelles, de la qualité de nos recherches, de l’objectivité et de la fiabilité des informations que nous donnons, de la justesse des interprétations que nous faisons des données empiriques. C’est ce qui distingue notre travail des autres instituts qui mènent des enquêtes d’opinion.
L’Acte de contrôle est affiché sur notre site, accompagné de mes remarques et commentaires sur un certain nombre de points de cet Acte.
7 septembre 2016
Lev Goudkov, directeur du Centre Levada, docteur en philosophie, professeur.